L’expatriation: pourquoi quitter mon pays a été si dur

Par Marlène Lefebvre


La France, et plus précisément Rouen, je la connais depuis 30 ans. On peut donc considérer que j’ai passé un tiers de ma vie là-bas. J’ai souvent pensé y vivre pour toujours, et mon entourage y est pour quelque chose: toute ma famille vit dans les environs, mes amis y sont presque tous restés. Alors disons que je n’avais pas forcément de modèle d’expatriation, quelqu’un qui aurait pu avoir le vent en poupe et me donner cette envie-là, à moi aussi, de m’évader un peu. Suis-je casanière? Oh que oui!

Puis un jour, comme sorti de nulle part (disons que je ne m’y attendais pas), Jules me dit qu’il serait bon pour lui de continuer ses études à l’étranger (pour des prix plus attractifs, plus de travail dans sa branche, etc.) et plus précisément au Québec. À ce moment-là, je vois cette suggestion comme un petit coup de vent, une idée qui lui passe comme ça et qui ressortira de sa tête aussi vite qu’elle y est venue. Mais non, non. Je me trompe. Il m’en parle de plus en plus: se projeter dans l’avenir à deux, oui; se projeter à 6000 km, dans un Pôle Nord 365 jours de l’année, c’est plus difficile pour moi à ce moment-là.

Alors je me muse, je ne réponds plus de rien. Il m’est impossible de penser à interdire Jules de partir, et il m’est impossible de quitter mon chez-moi. Des jours passent, des mois même. Jules se lance dans de longs monologues, à me rassurer, à essayer de me faire parler, à effacer mes peurs… Dès que le sujet «Canada» arrive sur le tapis, c’est comme si une immense boule se constituait dans ma gorge pour bloquer toutes les paroles qui pourraient essayer de s’échapper de ma bouche. Le cerveau pense fort, mais le corps se fige et les larmes coulent.

Je suis au tout début de ma troisième année aux Beaux Arts de Rouen. Autrement dit, je passe ma licence en fin d’année, puis mon master dans deux ans. J’adore mes études ici: beaucoup de création, des idées à mille à l’heure, de beaux projets, de belles personnes… Je souhaite à tout le monde de vivre ses études comme moi je les vis! Mais aujourd’hui, je dois choisir entre mes études d’arts et mon Jules. Je dis «choisir» car je suis de ces personnes qui ont du mal à croire à l’amour distance. Ça fait des années que l’on est ensemble nous deux, et nous avons été séparés à de nombreuses reprises pour le travail ou autre, mais jamais très longtemps, jamais très loin, jamais sans décalage horaire.

Alors que faire?

  • Continuer des études qui me plaisent, tout en pensant que ce sont des études d’arts. Je veux dire, l’école façonne notre esprit créatif et nous oblige à nous surpasser, mais ce ne sont pas des études de droit qui m'emmèneront directement dans des tribunaux. Vous voyez? Si je veux faire quelque chose de ma vie avec mes études, c’est un peu à moi de gérer, je n’ai pas de travail promis à la clé.
  • Quitter un Jules que j’aime, essayer de continuer à s’aimer sans se parler autant que maintenant, avoir moins de nouvelles, moins partager sa vie (en tout cas pas de la même façon) pendant presque trois ans alors qu’au fond de moi, je sais pertinemment que de mon côté, ce sera difficile.

Il n’est aussi pas question de quitter seulement mon école. Il est aussi -et surtout- question de quitter mes parents, mon frère, ma famille, mes amis, mon chat, ma maison, mes habitudes, ma ville… ma vie. Tout quitter ici, tout. Puis, est-ce que l’on aura les moyens de vivre là-bas (hors de question pour nous de demander quoi que ce soit à quiconque), est-ce que les démarches sont compliquées en tant qu’expatriés? Il me faudra un travail tout de suite, etc.

Le choix est si dur.

Puis le Canada quoi. OK, ça en fait rêver plus d’un, mais pas moi, désolée. Dis-moi que tu vas faire tes études en Espagne, en Martinique, à San Francisco, à la limite au nord de l’Europe. Mais le Canada... T’es-tu sûr mon chum? Aller se peler 10 mois de l’année chapka comprise, de la neige à gogo, les chemises à carreaux à couper du bois le week-end, bouffer du sirop d’érable étalé sur de la poutine tous les jours... (stéréotypes? Mais pas du touuut!) Bon, OK, ils parlent français. Et c’est déjà ça.

Jules regarde les dates d’entrée pour l’école qu’il a choisie (car comme je le répète, j’étais à ce moment-là ravie qu’il est trouvé sa voie, et je ne l’encourageais qu’à la suivre, loin de moi s’il le fallait). Ce sera donc mai pour l’entrée. Il partira en avril. C’est décidé, fixé, approuvé. Pour ma part, je me lance dans la course au PVT (Permis Vacances Travail), ce qui, si je l’ai, me laissera le temps de me retourner et de me poser les vraies questions, encore et encore.

Certaines personnes participent à ce tirage au sort sept années de suite, sept années sans réponse, sept années sans voir son nom dans la liste. 15 jours après ma demande, j’étais tirée au sort. Je me rappelle si bien de ce soir-là! J’étais couchée, depuis une heure ou deux, puis Jules venait me rejoindre. «Toujours pas de réponse?» À cette période, je regarde mes mails 53 fois par jour. Il est environ minuit. J’ai un mail. Il faut que j’aille sur mon portail en ligne. J’ai mon PVT! Je suis super heureuse à ce moment-là, car de une , j’ai un peu gagné au Loto, et de deux, ça me laisse un peu de temps à réfléchir, encore et encore. Puis dans tous les cas, je pourrais aller au Canada pour les grandes vacances, jauger un peu la température.

Les jours passent. Les semaines ne se ressemblent pas. Jules commence ses démarches. Jules s’inscrit à l’école. Jules prends ses billets d’avion.

Je pense que c’est à ce moment-là que les choses ont changé pour moi. Mon temps de réflexion a porté à maturité mes idées. Je vois le futur différemment et Jules heureux de s’envoler vers son bonheur. Fini les larmes, fini les questions, place au futur, dans 4 mois, je serai à Montréal. C’est arrivé comme un coup de revers au tennis, un coup de pinceau sur une toile vierge. Pas beaucoup de discussion avec mon entourage, beaucoup de réflexion avec mon intérieur. Je suis désormais épanouie à l’idée de partir, de voir autre chose, de grandir, de goûter à la poutine (!) J’ai l’impression de partir du cocon, telle Dora l’Exploratrice et son sac à dos. Et puis si ça se passe mal, ça n’est pas «compliqué», je prendrais mon billet retour, mais l’expérience se tente.

Cela fait trois ans que nous sommes ici maintenant. Trois ans à Montréal. Trois ans à travailler. Trois ans à construire ici: un chez-nous, un chat, un petit cercle d’amis réconfortants (français ET québécois, oui oui), des rendez-vous internet familiaux à toutes les semaines, des lettres échangées avec nos amis (oui, je suis adepte des lettres), des coups de téléphone par-ci par-là.

Je pourrais vous dire que je ne changerais ma vie d’aujourd’hui pour rien au monde, mais ce serait vous mentir. Il y a des choses qui manquent ici, à moi, à nous. Nous avons déménagé loin de nos points de repères, alors c’est normal. Mais sachez-le, je suis heureuse ici. Je manque encore de marques, c’est certain, mais qu’il est bon de se voir grandir «seule», de se tromper, de recommencer, de tenter des choses, de faire de son mieux..

Si c’était à refaire, ces montagnes russes de l’émotion, eh bien je les reprendrais, et même, je ne changerais rien.

mars 11, 2020 — Marlène Lefebvre

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