La Grippe - Lebon Trait d'union

Par Hélène Lebon

Je ne suis pas étendue dans mon lit. Je gis emmitouflée, recroquevillée, faible et fiévreuse dans mes draps trempés de sueur et j’ai froid maintenant. Ma tête en stéréo s’enfonce dans un étau de mucus qui défonce jusqu’à ma gencive, et par-delà le semblant de larmes qui s’échappe de moi, je respire péniblement.

Le jour passe sur moi. La grippe passe dans moi. La douleur passe à travers moi. Je ne m’appartiens plus, je végète, je hurle en sourdine, je rage sans conséquence. Je suis vide de force et remplie de douleur. J’avais oublié combien la grippe ravage et combien je ne devrais pas me plaindre de mes rhumes.

Et tandis que la télé regarde ma mollesse, moi je l’ignore. Il faut dire que le petit écran ne me caresse pas la rétine si souvent car les rares fois où j’ouvre les yeux c’est pour chercher un peu d’eau ou un peu d’extérieur de mon corps. Ça m’a pris tout mon petit change pour aller me doucher quand vraiment je n’ai plus supporté plus l’odeur aigre de ma transpiration et que la fièvre m’a laissée, arc-boutée, me lever sans trop vaciller. Tout mon petit change pour avaler un velouté de légumes qui m’a donné envie de pleurer sans raison, parce qu’il était bon, parce qu’il était doux. Tout mon petit change encore pour guérir, laisser mon corps faire la job, lui laisser le temps d’agir et limiter mon territoire à son intérieur. La douleur et le corps qui essaie de se réparer, le cerveau qui ne sait plus comment être utile, je me vois bien dans mes draps flous, faible de forcer pour aller mieux…

J’avais oublié la chance que j’ai normalement. Normalement, je ne suis pas malade. Je travaille dur, je pense bien, je fais du yoga, de la cuisine, je fais l’amour, je ris, je raconte des bêtises, je lis des trucs compliqués et d’autres pas. Normalement, on rêve ensemble, on se chamaille, on se rabiboche, on fait des réunions et on écrit sur le tableau blanc des idées folles qu’on finit souvent par réaliser. Quand je ne suis pas malade, je me déplace. Je ne vois pas mes limites, j’explore des endroits différents, parfois inconnus, je retourne dans des places que j’aime bien, je fais des plans de voyages. Quand je ne suis pas malade, je râle aussi quand un verre traîne (encore) sur la table, que le rouleau de papier toilette n’a pas été changé par la personne qui l’a terminé et je ronchonne que l’air est sec à cause du chauffage et que mes sinus sont irrités. Quand je ne suis pas malade, j’essaie de trouver ma place dans le travail que l’on se construit à deux, performer, impressionner les autres et moi-même et aussi tenir la maison, que tout le monde ait ce qu’il faut, que tout soit propre, que les repas soient faits et les plantes arrosées.

J’avais oublié que normalement, j’ai de la chance. Normalement, ma géographie est dedans-dehors, avec des potentialités formidables que je peux décupler par le corps et l’esprit. Normalement, je peux bouger des montagnes et fuir, sourire, je peux quand je veux, faire tout un tas de mouvements et d’appropriations, gravir des sommets, explorer des profondeurs, sonder les gens et la planète, faire mon épicerie et promener M.Ila.

C’est la grippe qui m’a rappelé la chance de ma normalité. Pas sur le coup bien sûr. Pas quand toutes mes ressources étaient au front, contre le virus. Pas quand j’étais dans l’état végétatif et léthargique du malade qui guérit. Je n’ai de ces journées pénibles, que quelques souvenirs et de vagues impressions.

Je me souviens que je voulais qu’on me foute la paix mais aussi qu’on me cajole. Je me souviens que je voulais un peu de compassion, mais pas me sentir assistée. Je ne voulais pas être seule mais je voulais pouvoir m’isoler. Je voulais de l’aide pour quelque chose d’animal, de réparation inconsciente et hors contrôle, sans savoir comment. Je voulais plein de choses que je n’ai visiblement pas su exprimer et qui ont conduit au contraire. Mais c’est correct aussi.

J’avais besoin de chausser des lunettes convalescentes pour mieux comprendre, et vivre à mon tour l’impuissance, l’immobilité et les frustrations de ces moments-là, pour que les fils se touchent. Comprendre ma chance dans ce qui pour moi est normal et comprendre aussi combien, souvent, on accompagne mal nos malades, quelle que soit la maladie ou la guérison. La limite de la compassion et de la pitié, de la patience et de l’incrédulité est une ligne ténue, comme le fil d’un rasoir sur lequel on se coupe de l’autre. Je le comprends à présent… À toutes les personnes que j’ai blessé, de n’avoir pas compris l’effort que ça prend d’aller mieux, je suis désolée. À toutes celles que j’ai brusqué ou humilié sans souvent m’en rendre compte, parce que je n’ai pas entendu ni compris le besoin de soutien et de liberté, qu’on a dans ces moments-là, je m’en excuse.

Pour le reste aujourd’hui, je chiale encore mais j’essaie de réajuster mon quotidien comme si la guérison de ma grippe m’amenait bien au-delà du virus. Comme si elle m’amenait à réviser la charge mentale qui règne chez moi, à revoir qui je suis et ce que je veux pour ultimement, moins râler et plus profiter de la vie. Car cette vie est bonne pour moi et je suis bien entourée. Car je sais aujourd’hui que je peux atteindre les potentiels de ma géographie sans frontière et suivre les bonnes étoiles qui me filent. Soutenue par les miens d’un océan à l’autre, je pense bien que je trouverai le Nord avant de m’en aller au ciel.

mars 27, 2019 — Hélène Lebon

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