Non, nous ne naissons pas tous égaux.

Par Isabelle Millaire


En maternelle, il y avait une petite rouquine qui portait des lunettes. Elle m’intriguait. Je me rappelle que je la fixais et que je voulais qu’elle devienne mon amie. Elle avait des lunettes. C’était la seule de la classe. En fait, c’était la première fois que je voyais une enfant de mon âge avec des lunettes. C’est sûr qu’elle était gentille. Oui, dans ma tête d’enfant, lunette était synonyme de gentillesse! France est donc devenue mon amie, mon inséparable, parce que je me suis approchée d’elle et que je lui ai demandé son nom. En échange, je lui ai dit le mien. Et voilà, notre amitié était scellée pour de nombreuses années.

Malheureusement, France est déménagée. Loin. Trop loin. Il faut se rappeler qu’à l’époque, la façon de communiquer était le téléphone et le courrier. Je ne me souviens plus si lui téléphoner c’était « un » longue distance (c’est comme ça qu’on disait chez moi quand un appel était logé dans un endroit éloigné et qu’il engendrait des frais supplémentaires sur la facture téléphonique), mais je me souviens des lettres interminables qu’on s’écrivait: il y avait d’abord la partie où on se disait ce qui se passait à l’école, puis la partie, définitivement la plus longue, où nous parlions des aventures de nos pouliches, car à défaut de pouvoir jouer ensemble régulièrement, nous nous écrivions des scénarios de jeu. Notre correspondance s’est naturellement étiolée avec les années, mais encore au secondaire, France venait parfois chez moi les fins de semaine. Et l’été, nous passions quelques jours l’une chez l’autre. Je préférais quand elle venait chez moi. Chez elle, son père nous comparait sans cesse et ça me mettait mal à l’aise. Pour lui, j’étais toujours meilleure: meilleure à l’école, meilleure dans mon savoir-vivre (en visite, évidemment que j’étais polie. Chez moi, avec mes parents, c’était autre chose!) et meilleure dans mes choix de desserts! Je vais toujours me rappeler la fois où son père avait été vraiment méchant en lui disant que, comme moi, elle aurait dû prendre juste deux biscuits, que c’était pas pour rien que j’étais plus mince qu’elle… J’aurais voulu disparaître sous la table. Sa mère, elle, ne disait rien. Je n’ai jamais compris ce mutisme. Déjà à cet âge, pour moi, une maman, ça défendait ses petits. Ce qui était une évidence pour moi ne l’était pas partout. Dur constat.

Les relations de France avec ses parents ne se sont pas améliorées avec les années. La relation entre son père et sa mère aussi s’est envenimée. Un divorce houleux au milieu duquel mon amie a été coincée. Je la voyais de moins en moins. Elle m’appelait de temps à autre et nos vies étaient diamétralement opposées. Elle buvait, fumait du pot et avait des amants. J’allais à l’université, je buvais du café et j’avais le nez constamment dans mes livres.

Un jour, alors que j’étais toujours étudiante, France m’a appelée et m’a annoncée qu’elle était enceinte. Elle et Louis, son amoureux, avaient décidé de fonder une famille. Elle a eu un garçon. Puis rapidement une fille.

J’avais de ses nouvelles peut-être une fois ou deux par année. C’étaient souvent des histoires d’électricité coupée alors qu’elle devait faire chauffer le biberon du bébé, de logements quittés en pleine nuit et de jobines suspectes de son conjoint.

Silence radio pendant plusieurs années.

Puis, cas classique: Facebook nous a fait nous retrouver.

C’est ainsi que j’ai appris que le père de ses enfants était mort dans un accident d’automobile alors que ceux-ci étaient encore très jeunes.

Depuis nos retrouvailles, je suis sa vie à distance grâce à ses publications Facebook. Et vice versa. Il y a quelques jours, j’ai vu passer l’avis de décès de son fils. 18 ans. Battu à mort. Mon fils a exactement dix ans de moins. Mon cœur de maman a pleuré.

Les mots me manquent pour exprimer la tristesse que je ressens. Pas juste par rapport à ce décès prématuré dans des circonstances douloureuses et tellement évitables, mais pour toute cette vie, la vie de mon amie d’enfance, qui a été peuplée de beaucoup trop de bas et de drames. Des fois, on dirait que certaines personnes ont juste tiré le mauvais numéro lors du tirage au sort qu’est la vie. Clairement, gamine, à l’âge où il est primordial de se sentir aimée, valorisée, pour se construire et s’ancrer solidement dans la vie, j’ai commencé avec une longueur d’avance.

 

Aimez vos enfants. Dites-leur avec des mots. Avec des gestes. Souvent. On aime jamais trop ses enfants.

octobre 11, 2019 — Isabelle Millaire

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