Kintsugi-moi ou l'art de se réparer

Par Cheryl Coello

Le 30 septembre 2008 avait commencé comme n’importe quel jour. On était mardi et, comme à mon habitude, je me suis levée très tôt pour aller travailler. Mon travail était «bien», selon ma famille et mes amis. J’étais l’assistante d’un département de technologie d’une université très reconnue, mon chef était sympa et mes collègues toujours aimables et chaleureux. Moi, j’étais perçue comme une fille intelligente, tranquille et un peu timide. Personne dans mon travail n’imaginait que cette nuit-là, j'allais avoir un terrible accident de voiture qui allait presque me coûter la vie et qui me changerait de manière irréversible.

Boiling inside : la dépression cachée

Rien n’est plus dangereux que de s'habituer à sourire de la bouche vers l’extérieur, même si on est terriblement malheureux à l’intérieur. À 28 ans, je me contentais d'un travail qui me faisait sentir médiocre. Je me contentais d’une relation avec un homme bon, mais que je n'aimais plus, principalement pour ne pas être seule. Je me contentais d’une vie qui ne me semblait pas être la mienne et une dépression silencieuse grandissait et prenait de la place en moi, chaque jour un peu plus. Mais je souriais aux autres, tous les jours de ma vie, de cette vie qui perdait chaque minute un peu plus de sens. Je me sentais comme un fantôme dans ma propre vie, mais je souriais encore et encore, et personne ne se doutait de ce qui se tramait en moi.

Speed : s'échapper à toute vitesse

J’avais une voiture, un modèle sedan rouge, que j’avais acheté à mon père deux ans auparavant. J’avais appris à conduire dans une école et, normalement, je respectais toutes les règles et consignes. J'étais une good girl comme on dit. Mais dans les jours les plus noirs de cette vie-fantôme, j'appuyais avec toute ma force sur l'accélérateur. Je faisais la course. Parce que l'adrénaline et la vitesse me semblaient alors être les seules choses qui pouvaient me faire sentir vivante. Je m’étais permis d’avoir ces moments de vitesse quand j’étais seule dans ma voiture, alors personne ne le savait. C'était mon secret à moi et je savais que le risque était élevé, mais pour moi, à ce moment-là, ces échappées à toute allure dans ma voiture étaient nécessaires, comme la drogue pour les junkies. J’étais une junkie à ma façon, et le destin des junkies m’attendait au prochain virage, mais ça, je ne le savais pas encore.

 

Kintsugi - Lebon Trait d'union

 

Le 30 septembre : la solitude désespérante

Se sentir seule. Se sentir seule dans un lit partagé. Se sentir seule autour d’une table occupée par toute une famille. Se sentir seule dans une ville surpeuplée. Se sentir seule entre des dizaines de collègues. Se sentir seule dehors parce qu’on est seule dedans. À la sortie du travail, j’avais la sensation de vouloir partir. Pas seulement de l’immeuble géant et gris, mais de cette sensation de n’appartenir à rien, de ne pas avoir de place à moi et de ne pas parler le même langage que le reste des gens qui m'entouraient. Ce jour-là, je suis restée tard. Non pas parce que je voulais travailler plus, mais parce que je voulais avoir l’autoroute et toutes les rues pour moi, et pour moi seule, pour «faire la course». À 20h, je suis sortie, je suis montée dans ma voiture avec l’urgence de la vitesse. Courir, échapper, partir.

Mon objectif était atteint. L’autoroute était un désert de bitume et les lignes blanches passaient trop rapidement. Les lumières se succédaient comme des étoiles filantes. Je suis arrivée à une avenue sinueuse qui menait presque jusque chez moi. J’étais à 15 minutes de mon appartement. Il commençait à pleuvoir. J’ai mis les essuie-glaces, le mouvement était relaxant, mais je n'ai pas ralenti. 90, 100, 120, 140 km/h… L’aiguille du compteur de vitesse avançait, satisfaite. I can go with the flow… Je chantais sur Queens of The Stone Age, les deux mains campées sur le volant. Et soudain, slow motion. Je l’ai vu. Cinq secondes avant de perdre le contrôle de la voiture, j’ai vu un trou dans la rue, entouré de la petite bande jaune qui annonçait danger. Je l’ai vu et je l’ai évité, mais je n'ai pas été capable de maintenir le contrôle de la voiture, qui patinait sur les débris autour de la zone de construction, glissant à cause de la pluie.

The near-death experience qui m’a rapprochée de la vie

Je me suis réveillée le lendemain matin. J’étais dans un lit d’hôpital. J’avais une minerve. Je ne sentais pas de douleur, mais je ne pouvais pas me mouvoir. Ma mère était là, près de mon lit. Tous les souvenirs de l’accident sont revenus d’un coup et j’ai commencé à pleurer. Ma mère s’est rapprochée pour me réconforter et cela était pire. La culpabilité m’écrasait la poitrine comme un monstre. J'entendais mon père hors de la chambre, qui parlait avec un docteur. «Les fractures de clavicule et mandibule ne sont pas le problème principal, cela va être fixé avec de la chirurgie. Le problème réside dans les fissures des vertèbres cervicales: on ne peut pas opérer ça.» Tous les films et toutes les histoires de paraplégiques m’ont sauté au visage, que j’avais enflammé et plein de bleus. J'étais convaincue que j'étais paraplégique et pendant quelques minutes, j’ai envisagé ma vie dans une chaise roulante.

Ma mère était sortie pour se joindre à la conversation avec le docteur et j’ai commencé à crier comme une enfant qui se perd dans la foule: «Je suis paraplégique? Dites-moi! Je suis paraplégique?!» Une infirmière est venue pour me calmer parce que quelqu’un qui crie dans un hôpital, ça ne fait jamais du bien aux autres patients. Mais aussi parce que je n’étais pas paraplégique et mes cris semblaient plutôt ridicules pour tout le monde. Merci, Dieu. Merci, Dieu. Merci, Dieu. J’ai fermé les yeux et me suis laissée embrasser par l’effet des sédatifs.

 

Kintsugi - Lebon Trait d'union

 

Le phénix qui renaît de ses cendres ou la meilleure année de ma vie

Après six heures de chirurgie et une semaine de récupération, je suis sortie de l’hôpital avec une maille en métal sous la peau qui soutenait ma mandibule fracturée, accompagnée d'une fine tige de métal qui sortait d’au moins 10 centimètres de chaque côté de ma face; style Frankenstein à son meilleur! Les dents «cousues» pour éviter tout mouvement de la mandibule, le bras droit dans une écharpe et la clavicule droite remplacée par une pièce de titanium, la minerve encore autour de mon cou et les cheveux coupés. Et pourtant. La lumière du soleil m'émerveillait et les couleurs me semblaient magiques à travers la fenêtre de la voiture de mon père. Les odeurs étaient toutes douces et tous les visages semblaient aimables dans les rues vers chez moi.

Le monde s’était réveillé. Ou non. Le monde était comme toujours, mais moi, je m’étais réveillée. Je souriais pendant que mon père m’aidait à sortir de la voiture. J’ai marché quelques pas vers la porte, lentement, mais reconnaissante au maximum. Je peux marcher. Merci, Dieu. Merci, Dieu. Merci, Dieu. Pendant un mois, je ne pouvais pas parler. Mais j’ai trouvé la manière de mettre fin à ma relation de couple, en écrivant une lettre d’amour et de remerciement pour quatre ans de dévouement et de fidélité. Après une belle histoire qui arrive à sa fin, naturellement, sans guerre, il est parfois préférable de s’aimer séparément que de se détester ensemble. Mon fiancé a compris et a accepté ma décision. Et même si notre relation de couple était finie, il a décidé de rester et de prendre soin de moi. «Je partirai quand tu iras mieux.» Il est resté trois mois et on est devenus meilleurs amis. C’est bizarre parfois la manière avec laquelle la vie t'apprend les différents types d’amour.

Une bouche pour parler, un sourire pour célébrer 

Mes dents ont été «décousues» un mois après l’accident et je me rappelle encore de la sensation incroyable de manger et de pouvoir parler, écouter ma voix et déguster mes plats préférés. Deux mois après, la tige était retirée de ma mandibule. Je me suis fait couper les cheveux encore plus court, style Pixie, et les ai teints en rouge. Trois mois après, le bras récupéré et avec l’envie de marcher et de sortir de chez moi, j’ai commencé à porter un corset orthopédique trop évident, en métal et cuir blanc, qui soutenait ma tête et ne me permettait pas de mouvoir le cou, pour protéger mes vertèbres fissurées. Et pourtant. Je sortais chaque jour au travail et je souriais aux gens qui me regardaient dans la rue et dans les transports publics. Pendant neuf mois, je sortais en portant le corset, pour aller chez mes amis, quand je visitais ma famille, quand je chantais et faisais de la musique. Je suis allée aux concerts de rock avec et dans les bars, aux musées et à la plage, dans les parcs et à la montagne. Et je souriais toujours. Pas de la bouche vers l’extérieur comme avant, pour cacher une horrible dépression, mais avec toute ma bouche, toutes mes dents, tout mon visage, et de tout le cœur. J’ai rencontré la vraie joie de vivre et je chéris chaque moment d'existence dans le monde depuis lors. La vie fantôme et le manque de sens étaient enfin des souvenirs distants.

 

Kintsugi - Lebon Trait d'union

 

Kintsugi-moi ou l’art de se réparer

L’année qui suivit mon accident de voiture a été une année de récupération physique, mais aussi de récupération de mon âme, qui s’était perdue et presque séparée de la vie. Mon âme et mon cœur étaient brisés bien avant que mon corps ne le soit. L’accident m’a servi à faire face à cette réalité et à assumer la responsabilité de me réparer, dehors et dedans. Pour les Japonais, la cassure d'un objet de céramique ou de porcelaine ne signifie pas sa fin, mais plutôt l’opportunité d’un renouveau, ainsi que le début d'un autre cycle dans la continuité de sa vie. Mieux encore, le kintsugi cherche à mettre ces réparations de l’avant, au lieu de les cacher.

La technique du kintsugi consiste à utiliser la laque d’or pour réunifier les pièces d’un objet brisé en créant des motifs magnifiques qui transforment ces objets réparés en pièces d’art uniques. Et c’est comme nous, les humains: on peut rester brisé et habiter dans une vie fantôme ou on peut choisir de devenir une meilleure version de soi. On peut simplement prendre la décision de mettre de la laque d’or sur nos cicatrices. Sur les cicatrices du corps et sur les cicatrices de l’âme et du cœur. Mon accident de voiture a été une manière très, trop dure d’arriver à aimer la vie à nouveau et de me reconnecter avec les gens et le monde. Mais je sais qu’on peut faire le choix n’importe quel jour sans passer par un accident: on peut prendre de la laque d’or et prendre le corps, l’esprit et le cœur, et se consacrer à faire le plus merveilleux kintsugi de soi-même. Montrer les cicatrices couvertes d’or, de fierté et de sagesse, avec la tête haute parce qu’on a survécu, devenir une pièce d’art unique grâce à notre histoire, et la raconter sans rien cacher. Voilà donc mon histoire.

 

 

Autoportraits et maquillage: Cheryl Coello
mars 03, 2021 — Cheryl Coello

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