Pedro y Manuel

Par Hélène Lebon


L’un est jovial, l’autre effacé et ils nous accueillent d’un rire franc ou d’un regard fuyant. Mais quand on part, ils nous serrent dans leurs bras. Quand on part, après une semaine de se connaître, ils se sont ouverts et d’une main maladroite peut-être, mais dans un geste heureux assurément, Manuel caresse le dos de Pedro. Finalement, leur intimité s’expose et nos regards bienveillants leur ouvrent cette porte qu’ils ne franchissaient pas. Il y a dans mes yeux ce cri: «Les amis, nous vous reconnaissons! Les amis, nous sommes témoins de votre amour, comme vous du nôtre.» Mais les yeux plein d’eau et le cœur plein d’émotion, on comprend que ça n’a pas toujours été comme ça.

Pour des raisons de sécurité, nous avons dû changer leurs noms et cacher leurs visages.

Pedro, chef et entrepreneur, l’épicurien sensible

Sa bonhomie n’a d’égale que sa sympathie et quand Pedro s’adresse à nous la première fois, c’est pour nous accueillir dans le AirBnB du centre historique de Quito que nous avons loué pour la semaine. Alors qu’on s’est décidé sur un coup de tête pour ce voyage lune de miel, d’anniversaire et de travail, on a choisi notre logement avec soin et l’aide de Cheryl, notre collaboratrice sur place.

Pedro a le franc-parler des gens bien dans leur peau, qui a l’habitude du service client et la générosité de sa personne transparaît dans ses propos. Tout en lui souligne le dévouement à notre bien-être et il prend sa mission d’hôte très au sérieux. Les amis pour qui il gère cette maison ont de quoi être fiers et tranquilles. Ils vivent en Hollande, et personnellement, j’aime le clin d'œil qui nous ramène à Amsterdam où nous nous sommes fiancés Mario et moi.

Pedro vient de Loja, à presque 700 kilomètres de Quito et ville de laquelle, par on ne sait quel miracle, il nous a fait venir du café en deux jours dès qu’il a su qu’on était amateurs de cette boisson amère, pour nous l’offrir avant notre départ. Au cours de la semaine, on a appris à le connaître, au fil de nos apéros sur le toit terrasse, d’un dîner au pâté chinois que Mario a cuisiné pour tous nos hôtes, même le voisin, ou d’une virée au marché et de l’ascension du Cotopaxi. Pedro et son intouchable sourire.

Pedro aime sa mère. Je crois qu’il l’aime de lui avoir inculqué des valeurs justes, des valeurs auxquelles il adhère encore aujourd’hui. Pedro, on le comprend, n’a qu’une parole. Sans détour, alors qu’on parle de nos relations, il nous lance: «Moi, je suis bisexuel. J’ai déjà eu des blondes, mais après ma dernière relation, je me suis plus reconnu comme gay. Et si on me demande, je le dis! Je suis rendu là dans ma vie.» Il éclate de rire. Un rire sonore et affirmé, un rire chaleureux et enveloppant. «Et si on me demande, c’est ça que je dis!, martèle-t-il encore. Si quelqu’un n’aime pas ma réponse, eh bien qu’il parte!» Il parle haut et fort dans le microcosme de notre terrasse qui domine les toits de Quito et offre une vue imprenable sur la Vierge du Panecillo. «Mon compagnon est décédé, poursuit-il le dernier soir de notre semaine avec eux, et ça m’a pris du temps, mais maintenant je suis heureux et je suis avec Manuel.»

Manuel, skateur et artiste, l’autodidacte mélancolique

Manuel est un homme discret. Petit et frêle, on dirait qu’il s’est caché toute sa vie. De son père d’abord, que sa mère fuyait, déménageant souvent avec les enfants, déménageant tellement que Manuel a subi l’abandon de son chien. Il en parle avec des sanglots dans la voix. Son meilleur ami, celui avec qui il s’échappait dans la nature environnante, à grignoter des fruits et observer des insectes, fleurs, arbustes et petits animaux. Son compagnon d’infortune et d’échappée belle. On sent que sa peine est vive et sa blessure encore très présente. L’injustice, l’enfant pris dans le feu des parents. Même Feliz, un des deux chiens de Pedro qui fond pour Manuel, se précipite et colle sa tête poilue sous la main de Manuel. Lui, il est là. Ses petites pattes accotées, il est là. Pedro les regarde avec douceur.

Manuel continue son histoire. Une enfance assez triste et singulièrement solitaire, pour ne pas dire isolée. «Je me suis toujours senti différent en tout, de tout le monde, de mes frères et soeurs. Je me réfugiais dans la nature, loin des autres.» Manuel aime le skate. Sa faiblesse: il collectionne les chaussures - mais sa façon de collectionner est ô combien plus raisonnable que ce que la plupart de nos lubies au Canada nous occupent et nous équipent. Il use jusqu’à la semelle ses sneakers au look urbain, populaires en Amérique du Nord et vendues ridiculement cher ici. Le prix est fou, sans compter le salaire moyen équatorien, alors il les achète souvent de deuxième main. Pedro le niaise un peu, on rit et sa remarque détend l’atmosphère.

Pedro le taquine sur le skate, mais il l’encense sur la peinture. Il nous a montré avec enthousiasme les réalisations de son conjoint. Ici, le mur du couloir en entrant dans le triplex, l’arche à côté de la maison, car le propriétaire trouvait que le gris béton naturel jurait avec le décor - peut-on le blâmer? Les scènes bucoliques et les extraordinaires oiseaux peints par Manuel lui donnent vie et l’arche s’agence désormais parfaitement avec les maisons colorées de type colonial du quartier historique. Mais comme le skate, Manuel peint ce qu’il observe dans son coin. Il sculpte aussi. Mais il apprend seul. Il crée seul. Il est seul et si ce n’était de Pedro, je pense qu’il parlerait seul. Il est frêle mais dégage une force étonnante, de celui qui lutte, qui se tient debout. Il me rappelle Bérenger dans Rhinocéros, mais un Bérenger fatigué. Profitant d’une expo au Centre d’Art contemporain qu’on est allé voir ensemble, je lui suggère de rejoindre une classe ou un atelier de dessin, un endroit avec du monde qui partage sa passion. Il le fera, deux jours après notre départ.

Je lui ai confié un portrait. Je voulais offrir à Mario, souvenir de notre lune de miel et de nos nouveaux amis, un portrait peint par Manuel. Quand mes parents l’ont vu, ils ont reconnu un pinceau latino-américain et évoqué Becerra. Les couleurs, les formes presque naïves affichent une éclatante réalité. D’ailleurs, Mario a pleuré. Il a serré fort Manuel quand il lui a remis le tableau. Comme un signe d’affection et de reconnaissance. Reconnaissant de ce travail et de son engagement, reconnaissant son art aussi.

Manuel, au sortir de l’expo et alors qu’on s’en allait acheter des fournitures pour le tableau de Mario, me dit qu’il aime sortir. Les bars, aller danser, dans le quartier Foch, c’est le coin de la capitale qu’il préfère. Mais Pedro n’aime pas ça. Et le copain de son seul ami est trop jaloux pour qu’il sorte avec eux. Il hoche la tête. Tant pis. Il ajoute encore: «on a les chiens maintenant, et les touristes. Il y a aussi les ateliers de cuisine; on a beaucoup de responsabilités.» Mais à la faveur de nos discussions sur le toit, finalement il explique: «Il n’y a personne, personne qui sait que je suis... - il hésite - que je suis gay. Je n’ai qu’un ami qui le sait, parce qu’il est gay aussi. Je me sens tellement seul.» Pedro, qui revient de la maison, le console d’un regard. Et finalement ce geste. Ce geste tendre, ce geste d’amour, ce geste discret et pourtant criant. Manuel passe sa main dans le dos de Pedro, qui vient de s’asseoir près de lui. On passe des rires aux larmes, eux, nous, Cheryl. Tellement d’émotions se brassent ce soir de départ...

Alors Pedro demande à Cheryl. Pedro la connaît depuis une semaine, on s’est tenu ensemble. Il lui demande, il voudrait savoir si elle garderait la maison pour eux et accueillerait les touristes cet hiver, parce qu’il a des plans. Il parle lentement, un peu comme s’il nous prenait à témoin, mais la détermination avec laquelle il parle est claire. «Je te fais confiance Cheryl, et si tu peux, je pourrais enfin emmener Manuel à Loja, je voudrais présenter Manuel à ma mère.» On applaudit tous. Le projet est lancé. Et c’est tout le bonheur qu’on leur souhaite, car si le mariage entre conjoints de même sexe est reconnu en Équateur depuis juillet 2019, l’écart entre les textes et les mentalités est abyssal dans ce pays d’Amérique latine. Ici, les mœurs catholiques et les réflexes machos ne laissent encore pas grande place à l’acceptation de nos amis...

Photos par Cheryl Coello.

janvier 14, 2020 — Hélène Lebon

Laisser un commentaire

Veuillez noter que les commentaires doivent être approuvés avant d’être publiés.