Frida et moi

Par Isabelle Millaire


Adolescente, je n’avais pas accès à Internet comme aujourd’hui. Quand je voulais découvrir un sujet, je devais aller à la bibliothèque de mon quartier. Et là, je bouquinais comme on surfe maintenant sur le net. J’allais de rangée en rangée en regardant les sujets inscrits sur des cartons collés au bout de chacune d’elles. J’aimais beaucoup aller dans la section où les rangées portaient la mention «Arts». Je noyais alors mes yeux de reproductions de grands peintres, sculpteurs, photographes....

Les livres d’artistes peintres ou d’un courant majeur en peinture m’intéressaient particulièrement et pour mes recherches sans but précis, la bibliothèque de mon Montréal-Nord natal était d’une richesse incommensurable. Sur les rayons métalliques, les couvertures de deux livres, montrant deux autoportraits de peintres, ont attiré plus spécifiquement mon regard: Vincent Van Gogh et Frida Kahlo. Le premier, Van Gogh et son Autoportrait à l’oreille coupée, m’a intriguée. Puis, l’autoportrait de Frida Kahlo. Lequel exactement, je ne sais plus. Mais je me souviens de son monosourcil et du duvet au-dessus de sa bouche. Elle était magnifique. Un port de tête de reine.

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Je comprendrai rapidement au fil de mes lectures sur elle que ce port altier était fort probablement dû au corset rigide qu’elle devait porter pour soutenir sa fragile colonne vertébrale.

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Je disais donc que je l'avais trouvée magnifique. Même si elle allait à l’encontre des jolies filles que je voyais dans les magazines. Et, en un sens, je trouvais qu’elle me ressemblait un peu. Moi aussi, j’avais les sourcils noirs et fournis qui se touchaient. Et un duvet noir qui surplombait ma lèvre supérieure. Toutefois, sur moi, ces poils me faisaient horreur. Sur Frida, ils étaient beaux. Classes. Ils faisaient partie d’un tout. J’étais subjuguée. À travers les représentations de ses toiles, je sentais qu’elle faisait un pied de nez aux conventions. Je l’enviais un peu, je crois. Adolescente complexée, à la recherche d’un but, d’un moi clairement défini, voire d’une cause à épouser pour me sentir vivre, il n’est pas étonnant que Frida m’ait tout de suite séduite. Femme de tête, assurément. Femme de cœur aussi, ai-je découvert en lisant sa biographie et son amour éperdu pour Diego Rivera.

 

Frida et Diego

 

« La femme de… » est toutefois vite devenue célèbre par elle-même. D’ailleurs, je ne crois pas me tromper en disant que son œuvre est de nos jours beaucoup plus connue que celle de son mari.

Oui, j’ai aimé Frida au premier regard, probablement car une partie de moi s’y identifiait. Mais avec le recul, je crois aussi que le fait de voir des autoportraits de femme, plutôt que des portraits de femmes peints par des hommes (allô la Renaissance! Vous êtes doués, les mecs, mais je peux pas dire que je pouvais m’identifier à vous!) a aussi participé à la naissance de cet amour inconditionnel pour Frida. Enfin, une femme était le sujet et le maître de l’œuvre. Et alors que les toiles de la Renaissance ont besoin de codes pour être comprises, l’œuvre de Frida est comme un livre ouvert. Son autoportrait avec Diego peint sur son front (Diego dans mes pensées): elle a Diego dans la peau. Même sans le titre, on comprend. Diego Rivera, reconnaissable, est peint sur son front. Le peintre est omniprésent. Il envahit ses pensées.

Pas besoin non plus d’être expert en histoire de l’art pour comprendre la souffrance qui émane de plusieurs de ses toiles. Autoportrait La colonne brisée. Je mets quiconque au défi de ne pas comprendre la douleur qui émane de ce tableau. Malgré son visage stoïque, le mal ressenti transcende la peinture. Bien sûr, Frida Kahlo peignait ici sa réalité de femme à «la colonne brisée» suite à un grave accident de tramway. Mais même sans connaissance de sa vie ou du titre, on saisit.

J’aime cet art qui nous frappe en plein visage. Qui se révèle. Qui s’exhibe. Car, oui, Frida s’exhibe. Elle nous met en pleine face ce moi qui souffre (Arbre de l’espoir et Sans espoir, entre autres). Ce moi qui tente de tourner la page de son amour pour Diego Rivera (Autoportrait aux cheveux coupés). On comprend. On ressent.

Adulte, mon amour pour Frida est resté. Et visiblement, je ne suis pas la seule à l’aimer. À preuve, l’exposition au Musée national des beaux-arts de Québec, Frida Kahlo, Diego Rivera et le modernisme mexicain - la collection Jacques et Natasha Gelman, a connu un vif succès. J’y suis allée pendant l’accalmie de la pandémie, à la fin de l’été. À quelques jours de la fin de l’expo, mon amie et moi nous sommes tapées Montréal-Québec aller-retour juste pour voir Frida.

 

Hélène et moi, tout sourire au MNBAQ

 

En fait, j’avais pas trop regardé le titre et ce qu’on disait de l’expo avant d’y aller, ce qui fait que j’ai trouvé qu’il y avait trop de Diego et pas assez de Frida. En fait, j’aurais pris que du Frida. Des photos de Frida. Des robes de Frida. Les autoportraits de Frida et… Enfin bref, vous comprenez.

Et cette fois, c’est aussi avec des yeux de maman que j’ai vu l’œuvre de Frida. Pour la première fois, sa condition physique m’est apparue dans toute sa complexité. J’ai fait mienne sa détresse de ne pas pouvoir enfanter. J’ai des enfants. Je les aime plus que tout. Je ne peux imaginer ma vie sans eux. Frida, pour combler ce côté maternel qu’elle ne peut vivre réellement dans sa chair, adoptera des singes. Des perroquets. Toute une ménagerie que l’on retrouvera d’ailleurs dans plusieurs tableaux (Autoportrait au collier, Autoportrait aux singes et Moi et mes perroquets…) Des animaux, des oiseaux. Pour combler un vide. Toujours plus de bêtes. Toujours un plus grand vide à combler, imagine-t-on aisément.

 

Autoportrait aux singes

 

Une lithographie toute simple de Frida m’a frappée lors de ma visite de l’exposition à Québec: Frida et la fausse couche. Véritable uppercut. Me sont remontées à la gorge mes trois fausses couches. Trois fois où j’ai cru être mère et où mon rêve a éclaté en miettes. Trois fois où, le corps vide, j’ai dû recommencer à vivre. À sourire.

 

La fausse couche

 

Frida Kahlo est une artiste. Une femme qui s’est mise en scène sans pudeur. Ou presque. (Jamais elle n’apparaît, en photo ou sur toile, le sourire aux lèvres. Elle qui n’aimait pas sa dentition n’a jamais voulu montrer ses dents.) Le personnage qu’elle s’est construit est parfois provocateur. Parfois exubérant. Toujours intense. Et toujours femme.

André Breton a qualifié son art de «ruban autour d’une bombe». Frida savait se représenter. Montrer sa beauté (le ruban). Mais son art, lui, est loin d’être doux: ses sujets et les émotions qu’elle (ex)pose sur la toile sont d’une telle force que l’on comprend l’utilisation du mot «bombe» par le pape du surréalisme. Et elle aussi, en tant que femme politisée et militante avait une personnalité qu’on peut dire explosive.

Une bombe avec un joli ruban - qu’on imagine d’un beau rouge vif – noué autour. Voilà un autoportrait que Frida aurait pu peindre.

novembre 04, 2020 — Isabelle Millaire

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